Le besoin de corps

Le numérique et les réseaux deviennent – au moins dans les pays développés, et parmi les classes aisées des pays en développement – des pratiques et des outils centraux, évidents, inscrits dans toutes les formes de relation, de décision, d’action, de création. Or aujourd’hui, l’interaction numérique repose avant tout sur un sens, la vue et un vecteur, le langage. Cette limitation ne rend pas justice à la richesse de ce qu’est l’expérience humaine, de ce qu’est l’échange entre les hommes. Elle constitue, au sens propre, un handicap pour nous saisir autrement des technologies, pour en faire les moyens d’un développement humain plus riche.

Des interfaces inadaptées aux besoins

Les interfaces clavier-écran-souris ont rendu et rendront encore bien des services, mais elles sont inadaptées à un grand nombre d’usages et d’utilisateurs d’aujourd’hui et de demain :

  • Les usages nomades des technologies et l’«informatique omniprésente» se fondent sur une proximité du corps, sur sa situation dans l’espace, sur le mouvement, sur une relation entre ceux qui sont présents et ceux qui sont loin – toutes choses que les interfaces actuelles ignorent pratiquement.
  • Malgré l’importance qu’elles prennent, les communications distantes demeurent incapables de restituer la richesse des interactions physiques.
  • La diversité des utilisateurs nécessite une pluralité d’interfaces. Les interfaces visuelles et langagières sont issues de cultures occidentales fondées sur une disjonction entre le corps et l’esprit. Elles ne correspondent pas à d’autres cultures, d’autres manières d’échanger – pas plus d’ailleurs qu’aux besoins de nombreux handicapés, par exemple.
  • Les générations «nées numériques» (digital natives) vivent, nous démontre Chantal Ackermann, dans une fluidité de présence, de déplacements physiques et virtuels, d’identités, qui engendre un besoin d’ancrage. Cet ancrage ne peut constituer en un lieu unique : c’est à partir du corps que s’articulera la diversité de leurs expériences, de leurs mouvements, de leurs relations.

Le numérique se rapproche du corps

D’autant que le numérique, lui, fait mouvement vers le corps. La «deuxième étape de la coévolution entre l’homme, les techniques et les machines», pour reprendre l’expression de Joël de Rosnay, est celle de la connexion directe avec le corps, voire de l’intégration dans le corps : biométrie, puces sous-cutanées (déjà implantées dans les animaux de compagnie), interfaces directes entre des terminaisons nerveuses et des prothèses, interfaces cerveau-ordinateur, biopuces ingérées dans le corps…