Quand, à 20 ans, Fatima se voit proposer un emploi temporaire dans une entreprise de nettoyage, pour briser la longue grève des éboueurs de 2006-2007, elle n’hésite pas : c’est l’occasion, peut-être, de sortir de la clandestinité, d’obtenir des papiers. Volontaire et intelligente, elle a vite appris le français et se fait remarquer par son énergie et son talent d’organisatrice. Forte de ces premières réussite elle s’équipe d’un ordinateur, d’une connexion et met en œuvre sa stratégie : au travers des réseaux sociaux qui se constituent sur l’internet, elle va devenir la plus intégrée, la plus connectée des femmes. En 2011, Fatima a atteint son but. Son réseau en ligne compte 1251 relations directes et plus de 40 000 relations indirectes. Comme ses notes y sont excellentes, elle peut y agir de manière très efficace. Elle est toujours la première à faire circuler une offre d’emploi (sauf lorsqu’elle s’en saisit elle-même), à prendre son tour de garde devant les webcams installées par les habitants du quartier pour en assurer la surveillance, à évaluer les interventions sur les forums auxquelles elle participe, sur le tri hypersélectif et sur les cuisines du monde. Le réseau le lui rend bien : lorsque, se trouvant entre deux emplois, elle a été cueillie à domicile et emmenée à l’aéroport, un seul message via son mobile a suffi pour faire accourir deux avocats, lancer une pétition signée par 300 000 personnes en deux jours et alerter les médias numériques locaux. La voici à nouveau dotée, sur sa carte à puce de résidente, d’un visa de 6 mois. La persévérance de Fatima, et de beaucoup d’autres, paie au début de 2016. Incapable de réguler autrement la vie sociale, l’Etat décide de s’appuyer sur les réseaux sociaux pour accorder des droits, gérer sa politique de formation tout au long de la vie, organiser le débat public ou encore surveiller les délinquants potentiels. Fatima devient résidente permanente. A 30 ans, elle peut fonder une famille, mais elle s’inquiète : Ahmed, récemment arrivé de Somalie, qu’elle aime tendrement, est un peu rêveur et n’a pas de métier. Risque-t-il de faire baisser son statut ? Fatima mobilise son réseau pour lui trouver une formation de prothésiste, puis un emploi dès sa sortie. Ahmed ne détesterait pas avoir un peu plus de temps à lui, ou pour traîner avec ses amis, mais le voilà pris en charge par le réseau de Fatima. Cinq ans et deux enfants plus tard, le problème de Fatima, c’est sa baby-sitter Anne. Elle est formidable, les enfants l’adorent, elle termine brillamment ses études, et c’est tout le problème. Sa présence auprès de Fatima lui avait permis d’étendre son réseau au-delà du cercle ethnique auquel elle était pour l’essentiel confinée. Faut-il parrainer Anne pour l’aider à faire son propre chemin dans les réseaux relationnels, au risque de perdre le lien ? La jeunesse est souvent ingrate… Le choix est éthique, certes, mais aussi économique. Fatima n’en dort plus. Gageons qu’elle finira par faire le bon choix…