L’anthropologue Daniela Cerqui débusque les valeurs qui entourent les techniques
Interview par Pierre Tillinac, publiée dans le journal Sud-Ouest le Mercredi 4 octobre 2006
Daniela Cerqui est anthropologue. Enseignante à l’Institut d’anthropologie de l’université de Lausanne (Suisse), elle poursuit également des recherches au sein du département de cybernétique de l’université de Reading (Grande-Bretagne). Elle travaille notamment en collaboration avec Kevin Warwick, le premier homme a avoir reçu un implant en 1998. Quand il s’était fait implanter cette puce « contrôle d’accès «, tout le monde avait crié au scandale. Aujourd’hui, des boîtes de nuit de Rotterdam ou de Barcelone instaurent le même sytème pour les VIP… En 2002, il a reçu une puce directement connectée à son système nerveux.
Qu’est-ce qui se cache derrière ces puces ?
Deux choses. D’une part, il y a un aspect amélioration de l’humain en tant que tel. D’autre part, il y a des visées thérapeutiques.
Peut-on séparer les deux ?
Je participe parfois à des réunions organisées sur ce thème par l’Union européenne. J’y entends des gens qui disent que le problème est finalement très simple à résoudre. Pour eux, il faut interdire tout ce qui relève du champ de l’amélioration de l’humain et favoriser tout ce qui concerne la thérapie. Malheureusement, je ne crois pas que l’on puisse aborder la question sous cet angle parce que, d’une certaine façon, les deux sont liés. Des techniques qui sont utilisées aujourd’hui pour l’amélioration pourraient être, plus tard, considérées comme de la thérapie.
Doit-on alors se résoudre à améliorer l’humain ?
Kevin Warwick et de nombreuses autres personnes sont persuadés que l’humain est imparfait. Ce n’est pas vraiment une idée neuve mais la grande nouveauté du XXe siècle, c’est que l’homme s’est donné les moyens techniques et scientifiques d’agir en vue d’améliorer l’humain.
Pourquoi serait-il dangereux de s’engager dans cette voie ?
Au risque de paraître pessimiste, je pense que le danger principal que l’on court en travaillant dans ce sens, c’est de contribuer tout simplement à la disparition de l’humain. Je crois que nous sommes engagés dans cette direction. Plus ou moins consciemment, nous avons déjà fait notre choix…
La machine est en train de gagner ?
Je pense en effet que nous sommes prêts à accepter que l’on puisse améliorer l’humain par la machine. Et ma crainte, c’est que l’on réagisse quand il sera trop tard. Cela dit, je ne suis pas technophobe et je suis très bien dans mon époque.
Pourrions-nous réagir plus tôt ?
Oui. Ma pratique quotidienne va dans ce sens. Je travaille avec des ingénieurs qui s’investissent dans ce domaine et j’essaye de leur faire prendre conscience du fait que les résultats de leurs recherches dépassent largement le cadre de leurs laboratoires et que c’est tout notre avenir qui est en jeu.
Mais cet humain auquel vous vous référez n’est-il pas déjà mort ?
D’un certain point de vue oui, parce que l’humain est flexible et qu’il s’habitue à tout. L’homme se situe dans un processus et il ne manque pas d’experts pour affirmer que nous nous trouvons en fait dans un processus d’hominisation qui se poursuit. Tout dépend de la définition que l’on veut bien donner au mot humain. Si l’on considère que c’est la rationalité qui fait notre humanité, on peut croire que le fait de développer des technologies qui augmentent notre rationalité nous humanise de plus en plus. Mais on peut aussi penser différemment et être convaincu que l’humain ne se limite pas à la raison.
Est-ce un argument suffisant pour s’opposer à une évolution qui pourrait sembler normale ?
Il est vrai que l’on me reproche parfois d’être trop humano-centrée. Ceux qui pensent que l’on doit s’engager sur la voie de l’amélioration de l’humain utilisent en effet souvent un discours évolutionniste. Ils font notamment valoir que des tas d’espèces ont disparu pour laisser la place à des espèces plus évoluées. En fait, ils utilisent l’évolution pour justifier leur façon de voir le monde parce que jamais, dans l’histoire, une espèce n’a choisi de disparaître. Elles ont disparu malgré leur instinct de conservation. Nous, nous sommes la première espèce à utiliser ce discours pour construire notre propre disparition.