La mondialisation fait aussi tomber les frontières à l’intérieur des individus
Interview par Pierre Tillinac, publiée dans le journal Sud-Ouest du Mardi 3 octobre 2006
Derrick de KERCKHOVE. « Nous sommes en train d’inventer une nouvelle éthique »
Derrick de Kerckhove est professeur du département français de l’université de Toronto et directeur du programme Mac Luhan « Culture et technologie ». Il a publié de nombreux ouvrages sur les communications, la technologie, la culture et la biologie. En France, on peut notamment lire son « Intelligence des réseaux » publié chez Odile Jacob. Ses recherches l’ont conduit à travailler sur ce qu’il appelle la globalisation de l’être.
A quoi ressemblera l’être globalisé ?
Mais il est déjà là ! Nous sommes tous globalisés. Nous en avons l’expérience. Pas encore la connaissance. Il va bien falloir finir par reconnaître la chose. Mac Luhan disait toujours : pour être un bon prophète, ne prédisez jamais quoi que ce soit qui ne soit pas déjà arrivé.
Alors que s’est-il passé ?
Psychologiquement, nous changeons de l’intérieur parce que l’expansion géographique de notre pensée déborde largement les limites nationales. Cela se fait de façon inconsciente, même si je crois qu’il faut dépasser ces notions de conscience et d’inconscience. Nous habitons un monde dans lequel nous sommes en permanence confrontés à la globalisation. Ne serait-ce qu’à travers le terrorisme, le 11 Septembre et tout ce que cela a entraîné. Nous ne pouvons plus échapper à une dimension globale de l’être. Cela touche tout le monde et pas seulement les Occidentaux.
Le changement est parfois douloureux…
La transition n’est pas forcément agréable. Mais elle est certainement beaucoup moins pénible que celle que l’Europe a connue quand elle est passée de l’Eglise chrétienne toute-puissante à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cela a pris deux cents ans et a fait des milliers de morts. Quand on change de médium, quand on passe de l’écriture à l’électricité, ça fait du bruit, ça explose, ça fait mal, ça transforme tout le monde. Nous avons connu les guerres de religion. Maintenant c’est le terrorisme global qui est la forme de guerre « normale » dans une civilisation de l’information. Tout ce que l’on peut souhaiter, c’est que cela ne dure pas longtemps et qu’il n’y ait pas trop de morts.
Conscient. Inconscient. L’homme globalisé échapperait à cette dualité ?
Je travaille beaucoup sur ce sujet. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, il y a une rupture des frontières. On voit bien qu’il se produit une sorte de mélange entre le conscient et l’inconscient. Nous sommes dans une situation très différente de celle dans laquelle Freud se trouvait. Nous sommes coexistants avec une foule d’autres gens avec lesquels nous sommes plus ou moins connectés. Il existe toutes sortes de nouvelles conditions possibles que Freud n’avait pas pu prévoir.
L’individu ne risque-t-il alors pas de tout perdre ?
Il est évident que nous sommes en grand danger. Sur le plan de l’identité privée, le droit à notre intimité. Google, si vous voulez, c’est le conscient technique de cet autre inconscient technique que constitue la personne numérique. Le conscient technique, c’est ce vous mettez sur écran. L’inconscient, ce sont toutes les informations qui circulent dans le monde et qui vous concernent directement.
Quelle place nous reste-t-il ?
Il n’y a aucune raison de se débarrasser de la notion d’individu. Simplement il faut faire attention à la façon dont on le présente. Il faut le protéger contre le collectivisme des réseaux. C’est pour cette raison que la notion de culture et de multi-cultures est si importante. Nous sommes en train d’inventer une nouvelle éthique mais elle n’a pas encore été vraiment formulée de façon claire. Le mouvement est relativement récent : ce n’est que dans les années 60, avec les débuts de l’écologisme, que l’on a vraiment vu apparaître les prémices d’une morale globale.